Cet article est re-publié à partir d’un article d’Olivier Delbard sur le média The Conversation.
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Il est fort probable que vous n’ayez jamais entendu parler de l’entreprise Interface. Pourtant, cette multinationale basée à Atlanta aux États-Unis, cotée au Nasdaq et leader mondial de la fabrication de dalles de moquettes, est sans conteste l’un des pionniers de l’économie circulaire. À ce titre, l’entreprise vient de sortir sa première dalle de moquette climate negative, dont l’empreinte carbone est de moins 2 kg !
Tout commence en 1994 quand le CEO d’Interface, Ray Anderson, doit répondre à une demande insolite émanant de clients de l’entreprise : des architectes américains souhaitent en effet qu’Anderson fasse un discours sur la politique environnementale de l’entreprise. Comme le patron d’Interface l’avouera lui-même par la suite : « je ne voulais pas faire ce discours. Je n’avais aucune vision environnementale ».
Pour Ray Anderson, cette sollicitation sera le déclencheur d’une prise de conscience radicale de l’irresponsabilité de son entreprise envers le monde naturel. La lecture de « L’écologie du commerce » de l’éco-entrepreneur Paul Hawken constitue une vraie révélation, une « épiphanie » pour le patron d’Interface qui, à partir de ce moment-là, décide d’engager son entreprise dans une refondation complète, un total changement de paradigme. Tout en maintenant sa position de leader sur son marché, ce qui sera le cas…
Un quart de siècle plus tard, Interface estime avoir quasiment atteint son objectif Mission zero pour 2020, à savoir aucun impact négatif sur l’environnement. Les chiffres (pour 2017) parlent d’eux-mêmes : sur la base de 1996, l’entreprise annonce avoir réduit ses émissions de gaz à effet de serre de 96 %, sa consommation d’eau de 88 %, l’utilisation d’énergies renouvelables a augmenté de 88 % au niveau du groupe et de 100 % pour son usine de Scherpenzeel aux Pays-Bas.
Quant à la part de matériaux recyclés et biosourcés utilisés dans les produits, elle a augmenté de 56 % depuis 1996. Si ce dernier chiffre semble moins impressionnant que les précédents, précisons que l’entreprise dispose de cinq usines de production sur quatre continents, dont une en Thaïlande. Dans ce contexte, il est clair que l’environnement réglementaire européen est largement plus favorable à ce type de démarche et qu’il s’agit ici des chiffres à l’échelle du groupe.
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Allant toujours de l’avant, Interface a défini il y a quelques années sa stratégie Climate Take Back™ pour 2030 qui vise à passer du rôle d’entreprise restauratrice à celui d’entreprise régénératrice qui contribue, par ses produits, à fournir des solutions aux enjeux climatiques. Il n’est plus question de ne plus avoir d’impacts négatifs sur l’environnement, mais d’avoir un impact positif, tout en produisant des dalles de moquette !
Cet objectif semble à première vue bien ambitieux, voire utopique… À vrai dire, il en était de même en 1995 quand l’entreprise affirma qu’il était possible de quitter le modèle linéaire de production take, make, waste afin de « boucler la boucle » !
Quelques enseignements
Ce qui frappe d’emblée est le produit dont il est question, la dalle de moquette. On associe en effet difficilement ce produit à l’innovation. Quant aux impacts environnementaux, ils sont multiples : dérivés du plastique pour la fibre, sous-couche à base de goudron, colle utilisée, etc.
La grande force d’Interface est l’accent continuellement mis sur l’innovation, avec de très lourds investissements en R&D. L’entreprise possédait déjà cette culture d’innovation avant d’engager sa démarche de durabilité, et elle s’est « naturellement » appropriée les enjeux de durabilité dans une vision de l’innovation disruptive et de long terme. Ainsi, et à titre d’exemple, l’entreprise parviendra-t-elle à recycler le nylon alors que tout le monde s’accordait pour dire dans les années 1990 que cela était impossible ?
« Il y a toujours une solution », aime-t-on répéter chez Interface : depuis le lancement de Mission zero, les innovations se sont succédé à un rythme soutenu, et ce pour toutes les composantes du produit. Quant à la stratégie d’innovation d’Interface, elle repose sur deux intuitions remarquables : la première est le lien que l’entreprise fera d’emblée entre innovation et design, dans une approche décrite par la pionnière du biomimétisme Janine Benyus. Ainsi, les designs aléatoires imités des couverts forestiers en automne permettront de remplacer plus aisément des parties d’une surface de moquette tout en se distinguant par leur design unique.
L’autre élément véritablement pionnier a été la volonté, dès le départ, d’associer les fabricants de fibre (responsables de près des deux tiers des émissions au long du cycle de vie) à la démarche. C’est ainsi qu’Interface travaillera étroitement avec le fabricant italien Aquafil sur des projets toujours plus innovants, jusqu’à créer en 2011 Net-Works. Ce business inclusif soutient des populations pauvres aux Philippines et au Cameroun en les rémunérant pour la collecte de filets de pêche abandonnés qui sont un fléau pour la biodiversité marine, filets qui sont ensuite réintégrés par Aquafil dans le processus de production et revendus à Interface.
Cette culture de l’innovation irrigue l’ensemble de l’organisation : toujours à la recherche de recyclabilité et de nouveaux matériaux biosourcés, Interface a fait de la supply chain (chaîne d’approvisionnement) une fonction clé qui contrôle d’ailleurs la production ! En liant constamment innovation, design, marketing et développement durable, l’entreprise a conservé sa position de leader sur le marché. On doit également souligner l’importance de la collaboration constante de l’entreprise avec les meilleurs experts (dès le départ de l’aventure avec Paul Hawken, Janine Benyus ou encore l’ONG suédoise The Natural Step).
Défis permanents
On peut ensuite légitimement se demander pourquoi le modèle déployé par Interface n’est pas plus largement dupliqué, même si l’entreprise a été jusqu’à créer une filiale de conseil au Royaume-Uni. L’un des éléments clés est sans conteste le charisme de Ray Anderson son fondateur et de l’impulsion unique qu’il a donnée, soutenue par une culture d’entreprise très horizontale qui mobilise l’ensemble des employés et des parties prenantes clés. Malgré sa taille, Interface a gardé un esprit pionnier, toujours prête à apprendre de ses échecs (les « successful failures »).
Par ailleurs, Interface a dynamisé ses principaux concurrents, contribuant à fortement élever les standards environnementaux du secteur. Quant à généraliser le modèle Interface à d’autres secteurs, outre la question de la culture d’entreprise et de leadership, se posent les enjeux de taille et de portefeuille de produits. On imagine la difficulté pour une multinationale avec une gamme étendue et diversifiée de produits d’adopter la démarche d’Interface ! C’est d’ailleurs pourquoi la démarche circulaire est en général testée pour quelques produits et sur certains sites de production. Enfin, l’engagement des fournisseurs est clairement une autre difficulté majeure.
Quoi qu’il en soit de la réussite de ce modèle, les difficultés ne manquent pas et Interface doit sans cesse relever de nombreux défis. Parmi ces derniers, citons la taille : l’entreprise ne cesse de croître, et maintenir le modèle est de plus en plus délicat, notamment dans les pays en développement où la vision circulaire se heurte à de nombreux obstacles notamment institutionnels et économiques. La structure de l’actionnariat est de toute évidence une autre difficulté : étant cotée au Nasdaq, l’entreprise est soumise à un actionnariat dont les motivations sont essentiellement liées au profit.
Interface a dû d’ailleurs récemment adopter une stratégie de défense agressive (un poison pill) pour se protéger d’une OPA qui risquait de mettre en danger son modèle. Enfin, la poursuite de l’aventure, avec la nouvelle stratégie pour 2030, est un défi de tous les jours : comme me l’ont confié plusieurs responsables de l’entreprise, travailler pour Interface est exaltant, passionnant, mais aussi épuisant!
Olivier Delbard, Professeur au département d’économie, de droit et de sciences sociales, ESCP Europe
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Cet article est re-publié à partir d’un article d’Olivier Delbard sur le média The Conversation.